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La résurrection par le feu

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La résurrection par le feu

Texte et photos : Delphine Jung

Publié le 23 avril 2024

Dans le nord de la Colombie-Britannique, une communauté autochtone tente de faire revivre la pratique ancestrale des brûlages culturels, des incendies dirigés visant à empêcher d’importants feux destructeurs. Après plus de 100 ans d’interdiction de cette pratique, il s’agit d’une petite révolution.

C’est comme un jour de Noël pour Darlene Vegh. Cette aînée de la Première Nation de Gitanyow trouve dans la forêt ce qui passerait inaperçu pour des randonneurs peu observateurs. Darlene, elle, dit qu’elle ne voit plus très bien, et pourtant, elle va remarquer le poil d’un ours esprit – une espèce rare d’ours noir avec le pelage blanc – pris dans les branches d’un arbre, les traces d’un orignal, les minuscules pousses de myrtilles, et même des traces de ses ancêtres.

Darlene Vegh.
Darlene Vegh attend depuis des années de pouvoir participer à des brûlages culturels. Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Ici, c’est la fosse d’une ancienne maison, et ici, un genre de réfrigérateur que les ancêtres utilisaient, lance-t-elle, le sourire aux lèvres, un répulsif anti-ours attaché à la taille.

Si ce genre de choses sont aujourd’hui visibles, c’est parce qu’en 2023, et il y a quelques semaines à peine, elle a participé aux premiers brûlages traditionnels dans le Lax’yip (territoire) de Gitanyow, une communauté gitxan située au nord de la Colombie-Britannique.

Elle était accompagnée des gardiens du territoire gitxan, de pompiers de la BC Wildfire (le service incendie de la Colombie-Britannique) et d’experts. Après les flammes, tout ce qui était enfoui sous une masse de broussailles ou d’arbustes apparaît à ses yeux.

Une pratique perdue
Une pratique perdue

Les feux culturels sont une pratique ancienne de nombreux peuples autochtones. Ils permettaient d’entretenir la forêt, de la régénérer, de soutenir la biodiversité et de donner de l’espace aux petites pousses comme les myrtilles. Leurs bienfaits vont jusqu’à la prévention des gros feux de forêt, comme ceux qui sèment la destruction dans la province depuis quelques années.

Pourtant, l’activité a été interdite par les gouvernements colonisateurs au 20e siècle, parfois même sous peine d’emprisonnement.

Aujourd’hui, c’est tout un travail de ressusciter cette pratique, car les Autochtones font face à une certaine méfiance de la part des gouvernements, qui estiment que leurs connaissances sont limitées.

« La lutte contre les brûlages traditionnels existe depuis environ 130 ans. Depuis, la santé des territoires s’est dégradée et ça s’accélère, à cause du changement climatique »

— Une citation de   Darlene Vegh

Aujourd’hui, le gouvernement fédéral a alloué un budget de 263 000 $ à Gitanyow, pour que la communauté relance cette pratique, en collaboration avec la BC Wildfire.

« Nous sommes le feu »
« Nous sommes le feu »

Darlene, qui fait partie du wilp (maison) Wii Litsxw, se bat pour ça depuis 30 ans. Élevée dans une famille blanche, elle est rapidement retournée vivre dans le bois pour renouer avec ses racines. J’ai tout appris de mes ancêtres, dit la femme de 68 ans qui a passé des années à arpenter le Lax’yip et à se documenter.

Darlene Vegh tient en main une tablette.
Darlene Vegh met des marqueurs sur une carte pour indiquer ce qu'elle a pu observer sur le terrain. Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Pour ce projet de réintroduction des brûlages culturels, Darlene est même sortie de sa retraite pour les myrtilles, pour notre sécurité alimentaire, pour les grizzlis, pour la création d’un meilleur habitat pour les orignaux. Et tout ça, grâce au feu.

Kevin Koch, biologiste de la faune et responsable du programme des gardiens du territoire, détaille : Les myrtilles ont besoin de lumière, d’une canopée relativement ouverte. Historiquement, les Autochtones [faisaient des brûlages culturels] en ne tuant pas toutes les plantes.

« Nous sommes le feu, mais pas celui de l’industrie pétrolière. Nous sommes le feu de la terre, et ça signifie un bon feu. »

— Une citation de   Darlene Vegh

Darlene voue un amour inconditionnel à ces petits fruits, qui font partie de la nourriture de base des Gitxans. Pendant près de 40 ans, elle a cartographié les zones de brûlage ancestral. Ces larges parcelles ont été décimées par les feux de forêt plus récents, et rien n’y poussera avant 100 ans ou plus, prédit-elle.

Alors que si nous parvenons à contrôler des incendies tous les 7 à 10 ans, la terre redeviendra saine. C’est notre objectif, explique-t-elle.

L’idée est de défaire le mal qui a été fait aux forêts. Tara Marsden (Naxginkw), consultante autochtone indépendante qui travaille pour Gitanyow, explique que, durant longtemps, les incendies que l'on craignait étaient éteints très rapidement.

Ils étaient également éteints rapidement pour protéger l'industrie forestière, qui ne voulait pas voir ses profits partir en fumée, ajoute-t-elle.

En contrebas de la pente que Darlene et toute l’équipe ont brûlée, un gros camion transportant des tonnes de billots de bois passe en trombe. À sa vue, le cœur de Darlene se brise une seconde.

Mais d’un coup, elle pousse un petit cri, se baisse et montre le début d’un petit plant de myrtille. Elle en observe les bourgeons, sourit. Revoir les myrtilles fleurir plus que de raison est le rêve de sa vie.

Le feu au service de la forêt
Le feu au service de la forêt

Mais en quoi les brûlages culturels peuvent-ils les aider? D’abord, ils sont moins chauds que les immenses feux de forêt, et ne brûlent donc pas les rhizomes – le système racinaire des plantes – et les champignons, qui agissent en symbiose avec la plante.

La température du feu est essentielle dans la pratique des brûlages culturels.

Nous voulons aussi conserver le plus de carbone possible dans le sol au lieu de le voir partir en fumée. Si vous contrôlez la température et un certain niveau d’oxygène, vous créez du carbone et il peut rester longtemps dans le sol, détaille Darlene.

Un panneau au bord de route qui demande aux conducteurs d'appeler un numéro de téléphone pour dire s'ils voient des feux de forêt.
La province de la Colombie-Britannique est durement frappée par les feux de forêt depuis plusieurs années.  Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Les myrtilles ont aussi besoin de la combinaison des cendres des feux et de la pluie pour produire des fruits plus sucrés, plus gros et de meilleure qualité, ajoute-t-elle en sortant sa tablette.

Car Darlene ne veut pas perdre une seule miette de ses découvertes. Sur une carte, elle pointe chacune de ses observations pour en garder une trace.

Et il n’y a pas que les myrtilles qui devraient pouvoir pousser sur ces terres brûlées. Les premières tiges d’oignons de printemps ont émergé du sol. Il y a aussi les orties et les lys qui pourraient revenir.

Darlene Vegh montre quelque chose du doigt au loin et une jeune femme se tient à côté d'elle.
Darlene Vegh prend plaisir à partager ses connaissances aux autres membres de Gitanyow. Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Un long et lourd processus
Un long et lourd processus

Les zones de brûlage sont déterminées en concertation avec les huit chefs héréditaires de Gitanyow. Ce sont eux qui gèrent tout ce qui touche le territoire, indépendamment du conseil de bande.

Ensuite, de nombreux facteurs doivent être réunis pour procéder à un brûlage culturel. Il faut un peu de vent, mais pas trop. Il faut un temps sec, mais pas trop non plus. Il faut que ces brûlages soient réalisés au printemps ou à l’automne.

Photo d'un écran de tablette sur laquelle on voit une carte.
Les zones de brûlages culturels sont précisément définies dans un plan qui est soumis au British Columbia Wildfire department  Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Quand il fait 35 degrés en été, que les journées sont longues, le feu continue de brûler. Tandis qu’au printemps ou à l’automne, on a des fenêtres de combustion plus courtes. Le feu s’éteindra naturellement grâce aux températures plus fraîches le soir, poursuit Kevin Koch.

C’est un vrai défi. Il peut y avoir une journée [propice] tous les trois ans, dit-il encore. Il faut aussi un équipement adéquat, des lances à eau, un camion-citerne et un nombre conséquent d’intervenants.

S’en vient ensuite le côté administratif particulièrement lourd, selon les personnes impliquées. Et c’est là que la BC Wildfire intervient. L’organisme reconnaît que cette région est depuis longtemps un endroit où nous sommes confrontés à des feux de forêt assez fréquents ces dernières années, explique Morgan Blois, agente aux communications à la BC Wildfire.

Il y a quelques années, elle a vu une vidéo produite par la communauté qui présentait le programme des gardiens du territoire.

Ils [les représentants de BC Wildfire] nous ont demandé si nous aimerions réaliser un projet dans le cadre duquel ils nous aideraient à planifier une gestion d’incendie, raconte Kevin Koch.

Un pompier participe à un camp d'entraînement en forêt.
La Colombie-Britannique se dote d’un centre d’entraînement et de formation pour les pompiers forestiers. Photo : Radio-Canada / Ben Nelms

L’organisme gouvernemental y voit un partenariat gagnant-gagnant, dans le sens où nous réduisons le risque d'incendie dans les environs de la communauté, mais cette pratique est dirigée par les Autochtones, poursuit Mme Blois.

L’aide est précieuse, puisqu’elle permet de naviguer dans les lourdeurs administratives. Pour chaque zone, Gitanyow doit les appeler, établir une ordonnance et un plan de brûlage.

Je trouve qu'ils nous soutiennent beaucoup, qu'ils sont très respectueux et qu'ils essaient vraiment de résoudre les problèmes pour naviguer dans leur système très bureaucratique, indique Tara Marsden.

Morgan Blois explique cela en évoquant la mission de la BC Wildfire, qui est d’assurer la sécurité de tous.

C’est Kira Hoffman, une écologiste des incendies et chercheuse à l’Université de Colombie-Britannique et au Bulkley Valley Research Center, qui fait la liaison. Darlene Vegh, de son côté, leur fournit le contexte culturel des plantes. Ensuite, les chefs examinent le plan qui est soumis au gouvernement.

Kira Hoffman explique qu’elle est en faveur de laisser les communautés tout gérer.

Voir Darlene sourire est un excellent indicateur du succès d’un brûlage culturel, note Kira Hoffman.

Kira Hoffman devant une murale, tenant son café en main.
Kira Hoffman travaille avec la communauté de Gitanyow et fait le pont avec le British Columbia Wildfire department.  Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Il ne s’agit donc pas seulement de mesurer la hauteur des flammes et la chaleur du feu, mais aussi de comprendre en quoi il constitue un élément essentiel à la santé et au bien-être de la communauté, poursuit-elle.

« C’est une cérémonie avec la terre. »

— Une citation de   Kira Hoffman

À la croisée des chemins entre la science occidentale et les savoirs autochtones, celle qui est aussi détentrice d’un doctorat s’assure de créer un pont. J’essaye de tous les réunir pour que tout le monde soit en sécurité et que les objectifs soient atteints, assure-t-elle.

Le partenariat ne se fait pas sans défi, puisqu’il y a toute une confiance à bâtir et les objectifs des Autochtones et ceux de la BC Wildfire doivent être en accord. Nous avons pu créer une très bonne relation jusqu'à présent. Ce type de relation repose sur un processus étape par étape et sur la garantie que nous partageons les mêmes objectifs, note Morgan Blois, qui travaille avec d’autres communautés autochtones de la province.

La question de la responsabilité est aussi très importante. Celle-ci est assumée par le service incendie de la Colombie-Britannique. Personne d’autre n’a l’accréditation nécessaire pour assumer cette responsabilité, indique Mme Hoffman.

La confiance s’établit donc petit à petit. Les gens ont toujours peur du feu et il n’y a aucune loi sur la manière de faire des brûlages culturels. Il n’existe que quelques lois sur les feux dirigés, détaille Darlene.

Elle raconte qu’il leur a fallu un an pour obtenir une autorisation de la province.

Un choix logique
Un choix logique

Comment expliquer le revirement du gouvernement provincial concernant les brûlages culturels?

C’est uniquement parce que maintenant ils ont un intérêt personnel. Il est dans l’intérêt du gouvernement [provincial] d’enfin penser que les Autochtones ont peut-être raison. Le feu est bon pour la terre et les scientifiques commencent à s’en rendre compte maintenant, fait valoir Darlene.

Et ce n’est pas Kira Hoffman qui dirait le contraire.

Selon la chercheuse, les feux culturels n’étaient pas acceptés politiquement durant longtemps, mais les choses changent rapidement.

Les gens disent souvent que les choses évoluent très lentement, mais j’ai vu des choses qui ne font que s’accélérer, concernant l’acceptation du feu par le public, raconte-t-elle, ajoutant du même souffle qu’il y a maintenant une volonté politique de soutenir la gestion des feux.

L’experte estime que ce changement s’est fait par la force des choses. Nous n’avons pas le choix. Depuis 2017, la Colombie-Britannique prend conscience de la nouvelle réalité des feux de forêt.

« C’est comme si quelqu’un avait allumé l’interrupteur des incendies et que ça ne s’était tout simplement pas éteint. La province reconnaît donc l’absolue nécessité de changer ce que nous faisons. »

— Une citation de   Kira Hoffman
Un incendie ravage une vallée proche d'un lac.
Le Canada a connu en 2023 une saison des feux de forêt record. Photo : AFP / Darren Hull

Beaucoup de nos meilleurs professionnels [autochtones] n’ont pas suivi de formation occidentale, donc nous ne connaissons pas leur expérience et ça peut constituer un énorme obstacle. Pourtant, la majeure partie de l’expertise technique liée aux feux est détenue par les communautés, croit fermement Kira Hoffman.

Darlene pense même que ces connaissances font partie de notre ADN.

Selon Tara Marsden, la résurrection des brûlages culturels est aussi un moyen de prouver que les Autochtones sont totalement capables de gérer le territoire.

Mais surtout, c’est important pour le processus de décolonisation et de reconnaissance de nos systèmes de gestion des terres, qui sont valables, termine-t-elle.

Trois totems en bord de route.
La communauté de Gitanyow est située au nord de la Colombie-Britannique. Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Un document réalisé par Radio-Canada Espaces autochtones

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